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analogon
17 décembre 2008

Conte de Noël


Je n'ai pas connu mon père. Tout ce que je crois savoir de lui, c'est qu'il devait être grand et brun, tout comme moi, ma mère étant elle même petite et dorée comme un croissant. En tout cas il n'était sûrement pas du genre sentimental, car il abandonna ma mère sitôt après avoir goûté à ses charmes. Jamais plus elle n'entendit parler de lui.

J'ai grandi à la campagne, dans une petite bourgade béarnaise. Les temps étaient durs alors, il fallait s'estimer heureux d'avoir un travail et une assiettée de soupe pour tout repas. A cette époque barbare, beaucoup abandonnaient les nouveaux-nés au fond d'un bois lointain, voire les supprimaient discrètement. Il n'était pas question de s'encombrer de bouches supplémentaires à nourrir, et qui le plus souvent ne rapportaient rien. J'eus la chance de ne pas subir ces désagréments ; sans doute parce que je fus le seul à naître dans le domaine cette année-là.

Dès que je pus me passer des tétées journalières, ma mère fut remise au travail. Lorsque je la voyais partir pour les champs, j'essayais bien de la suivre en m'accrochant à sa robe mordorée ; mais elle me sermonnait et me faisait comprendre que j'étais trop jeune pour travailler à ses côtés. Elle était la vachère de la ferme ; et croyez-moi, ce n'était pas de tout repos ! Il n'y avait nulle clôture pour retenir le troupeau des cinquante brouteuses indisciplinées. Dès que ces gourmandes passaient à proximité d'un champ de trèfle ou de regain, elles délaissaient les pauvres pâtures pour se jeter sur cette manne bovine. Il fallait alors de la poigne pour maîtriser ces bestioles, et ma mère ne chômait pas. Quand elle rentrait au soir, harassée et crottée de ses longues courses, elle venait tout de suite me retrouver pour m'embrasser. Elle ne le montrait pas, mais elle était toujours inquiète pour moi ; la ferme lui semblait un endroit rempli de pièges pour son pitchoun.

Je ne voyais pas du tout les choses ainsi ; durant mon enfance, je connus le Paradis dans cette ferme. Nous logions dans un appentis près de la grange. La grande cour et les nombreux bâtiments du corps de ferme formaient un terrain de jeu infini pour moi. Dès que j'étais seul, je partais en exploration découvrir ce qui me semblait un monde immense. Au début, mes premières escapades se firent de façon chancelante ; je savais à peine me déplacer debout. Mais rapidement, je pris de l'assurance et c'est en courant que je traversais la cour pour aller rendre visite à la basse-cour et embêter la volaille. J'évitais cependant les oies ; d'instinct je savais que leur bec redoutable n'hésiterait pas à me pincer, tout petit que je fusse. De même, l'étable me faisait peur. Les chevaux et les boeufs me semblaient des géants menaçants et je préférais la compagnie d'animaux moindres. Les maîtres n'avaient pas d'enfants, aussi les bêtes furent-elles mes seules compagnes de jeux. Ah ! Quelle félicité que ce temps béni où je n'étais pas plus haut que deux pommes ! Toujours le ventre plein, des caresses attendries de toutes les grandes personnes qui passaient près de moi, de longues siestes bercées par le chant idiot du coq... J'aurais voulu que cela ne cesse jamais...
Hélas... Je grandissais comme un beau diable, et un beau matin le maître me confia aux soins du garçon-vacher pour qu'il m'enseigne le métier. Catastrophe... Visiblement être un bon gardien de troupeau n'était pas inscrit dans mes gènes, car je ne pus jamais guider correctement mon troupeau. J'avais beau courir comme un fou partout, donner de la voix, menacer les vaches de représailles mordantes, rien n'y faisait. Ma mère essayait bien de me montrer l'exemple, mais ce qui semblait si naturel pour elle m'était impossible.

Il faut dire aussi que je n'étais pas toujours de la première fraîcheur quand il s'agissait de travailler. Car maintenant que mes pas se faisaient galopades, je m'étais affranchi des limites du domaine. Chaque nuit, je faisais le mur et m'évadais dans le bourg où je retrouvais de jeunes canailles comme moi. Nous formions une véritable bande, chenapans culottés qui parcouraient sous le clair de lune les rues vides. Évidemment, on ne peut faire partie d'une horde de vauriens et continuer à filer dans le droit chemin ; et fatalement, je tournais mal. Ah ! Cruel que j'étais alors ! Je revois encore les grands yeux noirs de ma mère, me supplier en silence de renoncer à mes maraudes nocturnes pour m'acquitter honnêtement de ma tâche... Mais l'appel de la nuit était plus fort que tout. Pourtant, je revenais toujours au bercail, sans doute parce que mon ventre savait que la soupe m'attendait. Mais un matin, comme je rentrais à pas de loup dans la remise pour dormir, un grand coup de sabot dans les reins me fit littéralement décoller du sol. C'était le maître de la ferme, qui, ulcéré par ma conduite, avait décidé de se débarrasser de moi. Je ne demandai pas mon reste, et filai sous les injures certes méritées des gens du domaine. Je ne revins jamais, et ne revis plus ma mère. Comme je le regrette aujourd'hui... Mais la vie de débauche était alors ma seconde mère.

Car alors, outre les larcins et les bagarres nocturnes, je découvris une occupation beaucoup plus intéressantes : les filles. Le jour où mes hormones s'éveillèrent, je ne pus plus penser à autre chose. Que m'importaient le ventre creux, les nuits glacées dégoulinantes de pluie noire, les combats sanglants... Seule comptait la conquête des belles. Leur parfum envoûtant me rendait fou, je ne pensais plus qu'à satisfaire mes pulsions animales.

Ainsi s'écoulèrent plusieurs années. J'étais plus sale que le dernier des vagabond, la barbe pendante et emmêlée, les flancs creusés par une faim sempiternelle. Du jeune mâle fier que j'étais, il ne restait que l'image d'un mendiant affamé. Peu à peu, mes envies charnelles s'espacèrent ; car au fil des ans, je n'étais plus de taille à vaincre face à de jeunes bellâtres en pleine forme, et plus aucune belle ne m'accordait ses faveurs. Alors commença une longue errance qui me mena de village en village, quémandant de-ci de-là un croûton de pain, chapardant parfois un gigot dans une cuisine désertée, mais le plus souvent réduit à fouiller les poubelles. Vous qui mangez à satiété, vous ne pouvez savoir ce qu'est la faim. Oh, non, pas la faim que vous connaissez au bout de quelques heures, mais la Faim perpétuelle, qui vous appelle chaque seconde, rythmant chacun de vos pas sur les routes de la famine. Mais on s'habitue à tout avec le temps, et la faim elle-même devint une compagne à laquelle je ne prêtais plus attention. Je n'espérais plus rien, que de me coucher un soir au fond d'une ruelle et m'endormir pour toujours.

Un jour neigeux de décembre, tandis que s'échappait des âtres des maisons une bonne odeur d'oie rôtie, je sentis toutes mes forces m'abandonner. Ne craignant plus rien que la mort, j'entrai dans une cour et me réfugiai dans la grange. Je m'allongeai dans la paille, et fermai les yeux. Je me crus revenu dans mon enfance, j'entendais les poules caqueter, la cloche sonner, et je savais que ma mère allait bientôt rentrer des champs... Alors je m'endormis heureux, croyant sentir les doux rayons du soleil pendant que le froid mortel m'envahissait.

Elle me découvrit en allant chercher des bûches dans la grange. Elle appela ses parents, qui, lisant dans ses yeux une détresse infinie, décidèrent de me porter secours. On m'emporta dans la salle commune, devant un bon feu. Lorsque je fus quelque peu réchauffé, elle me nourrit comme un enfant avec un bon bouillon chaud, puis patiemment découpa le reste de la dinde en petits morceaux que j'engloutis avidement. Je ne pus toutefois me lever tout de suite : mon corps affaibli réclama quelques jours pour retrouver de la vigueur. On me lava, on rasa ma barbe, et je rajeunis considérablement. Enfin je pus me lever et marcher aux côtés de ma bienfaitrice. Elle me fit faire le tour de la maison, puis me fit asseoir près d'elle. Dans ses yeux je lus de l'amour, et je lui accordai aussitôt le mien.
"Je t'appellerai Noël, car tu es le plus beau des cadeaux de Noël, me dit-elle toute émue.  Et tu resteras ici pour toujours avec moi !
- Ouaf !" répondis-je.

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Commentaires
S
super pascal, très beau conte de noël
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